Maman est née le 4 mai 1943 à Strasbourg. Elle s'appelait Marlène Helmer.
De nationalité allemande. L'aigle tient toujours la croix gammée sur son livret de naissance.
Notre grand-père Victor Helmer était né allemand en 1910, est devenu français en 1918, puis est redevenu allemand en 1940, et enfin français en 1945. Même parcours pour notre grand-mère Elisabeth Schaeffer.
Maman n'a appris le français qu'en entrant à l'école maternelle; sa langue natale était l'alsacien.
"Grand Papa" parlait très bien le français, l'allemand et l'alsacien, mais notre grand-mère "Grand Maman" ne parlait vraiment bien que l'alsacien, en français elle cherchait souvent ses mots, et son parler était finalement un espèce de mix. Plus exactement elle avait parfaitement parlé le français, en tant qu'employée des Postes et Télécommunications, elle en était même très fière. Mais sur ses vieux jours, il semble qu'elle l'ait désappris.
Non seulement Maman dû apprendre le français, mais elle désappris l'allemand et l'alsacien, qu'elle ne sait presque plus parler aujourd'hui.
Elle s'appelle désormais Madeleine Martinet.
De nationalité allemande. L'aigle tient toujours la croix gammée sur son livret de naissance.
Notre grand-père Victor Helmer était né allemand en 1910, est devenu français en 1918, puis est redevenu allemand en 1940, et enfin français en 1945. Même parcours pour notre grand-mère Elisabeth Schaeffer.
Maman n'a appris le français qu'en entrant à l'école maternelle; sa langue natale était l'alsacien.
"Grand Papa" parlait très bien le français, l'allemand et l'alsacien, mais notre grand-mère "Grand Maman" ne parlait vraiment bien que l'alsacien, en français elle cherchait souvent ses mots, et son parler était finalement un espèce de mix. Plus exactement elle avait parfaitement parlé le français, en tant qu'employée des Postes et Télécommunications, elle en était même très fière. Mais sur ses vieux jours, il semble qu'elle l'ait désappris.
Non seulement Maman dû apprendre le français, mais elle désappris l'allemand et l'alsacien, qu'elle ne sait presque plus parler aujourd'hui.
Elle s'appelle désormais Madeleine Martinet.
Maman a quitté l'Alsace après la fac, premier poste de prof de français à Saulieu, en Côte-d'Or, où elle rencontre papa en 1967.
Il y avait aussi un secret du côté de Maman, et encore une fois c'est la mort de Papa qui a permis sa révélation. Nous savions que Grand-Papa avait été soldat allemand dans la Wehrmacht, l'armée régulière, comme tous les "Malgré nous" alsaciens. Envoyé sur le front russe, il avait été fait prisonnier, et été revenu en mauvais état de longs mois après l'armistice, en 1946. Etre prisonnier allemand dans un camp soviétique n'était pas une partie de plaisir, doux euphémisme, il racontait juste qu'il avait survécu grâce à la soupe aux orties, je trouvais ça dégoûtant. Ce qu'il avait ramené des camps c'était surtout un profond anti-communisme; le mariage de sa chère Marlène avec un coco, il ne l'avait jamais digéré.
Alors le jour où il nous convia solennellement, mon frère et moi, à déjeuner dans une des meilleures Winstub de Strasbourg, quelques mois après la mort de Papa, nous sentions bien qu'il y aurait du nouveau. Et ce fut le choc : il n'était pas dans la Wehrmacht, mais dans la SS. Enrôlé de force, selon lui. Mais la révélation dans la révélation, c'était qu'il était également membre du NSDAP. Lorsque les russes l'ont arrêté, il a eu le temps de bouffer sa carte, ce qui lui a sauvé la vie. Il nous a juré qu'à sa connaissance il n'avait jamais tué personne, qu'il faisait en sorte de tirer en l'air...
L'un de ses frères, enrôlé dans la Wehrmacht, n'est pas revenu du front russe.
Il y avait aussi un secret du côté de Maman, et encore une fois c'est la mort de Papa qui a permis sa révélation. Nous savions que Grand-Papa avait été soldat allemand dans la Wehrmacht, l'armée régulière, comme tous les "Malgré nous" alsaciens. Envoyé sur le front russe, il avait été fait prisonnier, et été revenu en mauvais état de longs mois après l'armistice, en 1946. Etre prisonnier allemand dans un camp soviétique n'était pas une partie de plaisir, doux euphémisme, il racontait juste qu'il avait survécu grâce à la soupe aux orties, je trouvais ça dégoûtant. Ce qu'il avait ramené des camps c'était surtout un profond anti-communisme; le mariage de sa chère Marlène avec un coco, il ne l'avait jamais digéré.
Alors le jour où il nous convia solennellement, mon frère et moi, à déjeuner dans une des meilleures Winstub de Strasbourg, quelques mois après la mort de Papa, nous sentions bien qu'il y aurait du nouveau. Et ce fut le choc : il n'était pas dans la Wehrmacht, mais dans la SS. Enrôlé de force, selon lui. Mais la révélation dans la révélation, c'était qu'il était également membre du NSDAP. Lorsque les russes l'ont arrêté, il a eu le temps de bouffer sa carte, ce qui lui a sauvé la vie. Il nous a juré qu'à sa connaissance il n'avait jamais tué personne, qu'il faisait en sorte de tirer en l'air...
L'un de ses frères, enrôlé dans la Wehrmacht, n'est pas revenu du front russe.
Voici l'un des souvenirs d'enfance de Maman, qu'elle a appelé "Mémorial" mais que je renommerai bien "Unrueger Jud", La Juive agitée.
MEMORIAL JUDEHOF par Marlène-Madeleine Helmer-Martinet.
"A la différence du village paternel qui s’étire en longueur dans la forêt de Haguenau, le village maternel, près de Colmar,forme un gros bourg se dissociant de la route de Colmar à Marckolsheim en angle droit, avec une large rue principale, bordée de belles fermes soigneusement reconstruites après guerre, se faisant face orgueilleusement . Au bout on aperçoit le clocher à bulbe de l’église. Il y a un quadrillage de rues parallèles, deux boulangers, deux bouchers qu’il convient de fréquenter équitablement car il faut être bien avec tout le monde, et il faut bien que tout le monde vive, dit-on. L’angle de la route , marqué autrefois par l’arrêt du car qui nous amenait de Strasbourg (petit train puis car Citroën), forme aujourd’hui une vaste place sur un côté de laquelle un monument rappelle que nous sommes en plein dans ce qu’on a appelé la poche de Colmar. C’est là que se sont déroulés les ultimes combats de la libération où s’est illustrée la Division Leclerc.
J’y étais, trop petite pour me souvenir de ces événements, mais dans les années 50 je passais une partie de l’été chez ma grand’mère et j’étais ravie de faire les courses en empruntant l’antique vélo de la voisine, dont le mari vendait et réparait tous les cycles des environs. Il m’arrivait de rencontrer dans l’une ou l’autre boutique un petit vieillard maigre et courbé, portant un gros cabas noir de toile cirée.Il sortait d’une maison importante et négligée, dont le toit descendait très bas, qui se trouvait alors dans ce grand espace devenu place .Il y vait peut être d’autres habitants dans la maison, mais on ne les voyait guère, on ne les entendait pas, on les nommait rarement. La silhouette pour moi demeure solitaire, c’était le dernier, le survivant de ce qu’on ne m’a pas raconté.
Dans le village survivaient des noms de lieux, judehof, judeschuel , qui m’étaient familiers. Je savais simplement qu’il y avait là, avant guerre, une importante collectivité juive, une sorte de village parallèle qui comptait tous les métiers et toutes les fortunes. Vers la rivière, après le jardin de grand’mère et l’ancien abattoir, je savais qu’il y avait un grand cimetière clos, s’ouvrant parfois pour des enterrements dont les assistants venaient souvent de loin,même de Paris, souvent en cohortes de voitures importantes. Partout en Alsace, en ville comme à la campagne, il y avait un Jud pour toutes sorts de transactions ; on achetait les étoffes chez le Jud de le rue de l’Ancienne Douane, un couple très gentil, le grand’père d’Eschbach avait recours au jud pour acheter ou vendre chevaux et vaches. On disait simplement « de jud », sans plus. Bien des filles de paysan allaient en service dans les familles de commerçants le temps de se gagner le trousseau indispensable, et s’en trouvaient bien. Le mot semblait neutre, intégré à la langue familière. Quand ma grand’mère me trouvait trop remuante, à l’église surtout où on allait bien plus d’une fois par semaine, ou dans le lit que je partageais avec elle quand nous étions tous dans sa petite maison , elle me traitait de « unrueger jud », juif agité, vibrion, pelote de nerfs.A l’époque cette expression faisait partie pour moi des étrangetés adultes. Formule d’agacement devant le facteur de désordre que j’étais,moi qui adorais m’asseoir sur le seuil de la porte ouverte, les soirs d’été, ou soulever le rideau de la salle à manger pour voir passer les gens au retour de la messe. Cela ne se faisait pas, ce n’était pas « comme il faut », et cette expression bien française,dans la bouche de ma grand’mère badoise, qui ne parlait pas français, avait un autre son : kômifô ! Le comme il faut s’opposait à toutes sortes d’attitudes qui me caractérisaient : je rechignis à mettre un tablier, mes cheveux se refusaient aux friselis qui font de si jolies porteuses d’agneaux blancs et de corbeilles de pétales de roses des processions solennelles. Je ne me plaisais que perchée sur un hangar que j’avais aménagé avec de vieux tapis et des pots ébrèchés. C’est bien à cette grand’mère que je dois mes rares rébellions.
La vie religieuse rythmait les jours et les semaines sans que s’impose la présente physique du curé, retranché dans son superbe presbytère Les offices et les chants faisaient réellement partie de la vie de chacun.J’ai gardé l’image, et le son, de la femme du garagiste poussant ses notes aigres, sa tête penchée sur son cou comme une poule qui cherche à piquer un grain. Il y avait dans l’assemblée une famille particulièrement considérée, les Simmler. De haute taille, femmes et hommes avaient le visage paisible et lisse des certitudes, la discrétion hâtive à la sortie de la messe, pour rejoindre la grande maison aux rideaux impeccables. On saluait le père comme un notable. Effectivement c’est lui que les occupants allemands avaient désigné comme responsable du village. L’un des fils s’est fait prêtre, le village avait fêté son ordination et j’y étais. Il est entré à la Trappe. Alors silence.
Le petit vieillard s ‘appelait Geismar. Il y avait aussi des Heimendinger, et d’autres noms difficiles à prononcer, surtout en français. Dans les étés géorgiques de l’aprés guerre la chaleur continentale de la plaine du Rhin fait suffoquer les munster que le voisin va chercher dans la montagne et fait vieillir dans sa cave (où l’on se réfugiait pendant les combats).En passant il a fait le plein de vin blanc dans le vignoble tout proche. Les soirs on enfile les feuilles de tabac, chez Schmitt, chez Heitzler, chez Haberkorn (chez qui le père se prénomme Virgile) et on chante la Lorelei. On médit de la famille nombreuse des Fleith, que le père nourrit du salaire fabuleux des démineurs, il s’en passe des choses dans cette maison. Mais rien, jamais de ceux qui n’habitent plus le village, qu’on a côtoyé si longtemps.Ils ne sont plus là.
Aujourd’hui il n’y a plus d’arrêt de bus. Tout le monde a une voiture, les jeunes vont travailler à Colmar. Une grosse usine allemande de roulements à billes, Timken, s’y est installée. On a démoli la maison Geismar, cela fait une belle place et on voit mieux l’église."
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MEMORIAL JUDEHOF par Marlène-Madeleine Helmer-Martinet.
"A la différence du village paternel qui s’étire en longueur dans la forêt de Haguenau, le village maternel, près de Colmar,forme un gros bourg se dissociant de la route de Colmar à Marckolsheim en angle droit, avec une large rue principale, bordée de belles fermes soigneusement reconstruites après guerre, se faisant face orgueilleusement . Au bout on aperçoit le clocher à bulbe de l’église. Il y a un quadrillage de rues parallèles, deux boulangers, deux bouchers qu’il convient de fréquenter équitablement car il faut être bien avec tout le monde, et il faut bien que tout le monde vive, dit-on. L’angle de la route , marqué autrefois par l’arrêt du car qui nous amenait de Strasbourg (petit train puis car Citroën), forme aujourd’hui une vaste place sur un côté de laquelle un monument rappelle que nous sommes en plein dans ce qu’on a appelé la poche de Colmar. C’est là que se sont déroulés les ultimes combats de la libération où s’est illustrée la Division Leclerc.
J’y étais, trop petite pour me souvenir de ces événements, mais dans les années 50 je passais une partie de l’été chez ma grand’mère et j’étais ravie de faire les courses en empruntant l’antique vélo de la voisine, dont le mari vendait et réparait tous les cycles des environs. Il m’arrivait de rencontrer dans l’une ou l’autre boutique un petit vieillard maigre et courbé, portant un gros cabas noir de toile cirée.Il sortait d’une maison importante et négligée, dont le toit descendait très bas, qui se trouvait alors dans ce grand espace devenu place .Il y vait peut être d’autres habitants dans la maison, mais on ne les voyait guère, on ne les entendait pas, on les nommait rarement. La silhouette pour moi demeure solitaire, c’était le dernier, le survivant de ce qu’on ne m’a pas raconté.
Dans le village survivaient des noms de lieux, judehof, judeschuel , qui m’étaient familiers. Je savais simplement qu’il y avait là, avant guerre, une importante collectivité juive, une sorte de village parallèle qui comptait tous les métiers et toutes les fortunes. Vers la rivière, après le jardin de grand’mère et l’ancien abattoir, je savais qu’il y avait un grand cimetière clos, s’ouvrant parfois pour des enterrements dont les assistants venaient souvent de loin,même de Paris, souvent en cohortes de voitures importantes. Partout en Alsace, en ville comme à la campagne, il y avait un Jud pour toutes sorts de transactions ; on achetait les étoffes chez le Jud de le rue de l’Ancienne Douane, un couple très gentil, le grand’père d’Eschbach avait recours au jud pour acheter ou vendre chevaux et vaches. On disait simplement « de jud », sans plus. Bien des filles de paysan allaient en service dans les familles de commerçants le temps de se gagner le trousseau indispensable, et s’en trouvaient bien. Le mot semblait neutre, intégré à la langue familière. Quand ma grand’mère me trouvait trop remuante, à l’église surtout où on allait bien plus d’une fois par semaine, ou dans le lit que je partageais avec elle quand nous étions tous dans sa petite maison , elle me traitait de « unrueger jud », juif agité, vibrion, pelote de nerfs.A l’époque cette expression faisait partie pour moi des étrangetés adultes. Formule d’agacement devant le facteur de désordre que j’étais,moi qui adorais m’asseoir sur le seuil de la porte ouverte, les soirs d’été, ou soulever le rideau de la salle à manger pour voir passer les gens au retour de la messe. Cela ne se faisait pas, ce n’était pas « comme il faut », et cette expression bien française,dans la bouche de ma grand’mère badoise, qui ne parlait pas français, avait un autre son : kômifô ! Le comme il faut s’opposait à toutes sortes d’attitudes qui me caractérisaient : je rechignis à mettre un tablier, mes cheveux se refusaient aux friselis qui font de si jolies porteuses d’agneaux blancs et de corbeilles de pétales de roses des processions solennelles. Je ne me plaisais que perchée sur un hangar que j’avais aménagé avec de vieux tapis et des pots ébrèchés. C’est bien à cette grand’mère que je dois mes rares rébellions.
La vie religieuse rythmait les jours et les semaines sans que s’impose la présente physique du curé, retranché dans son superbe presbytère Les offices et les chants faisaient réellement partie de la vie de chacun.J’ai gardé l’image, et le son, de la femme du garagiste poussant ses notes aigres, sa tête penchée sur son cou comme une poule qui cherche à piquer un grain. Il y avait dans l’assemblée une famille particulièrement considérée, les Simmler. De haute taille, femmes et hommes avaient le visage paisible et lisse des certitudes, la discrétion hâtive à la sortie de la messe, pour rejoindre la grande maison aux rideaux impeccables. On saluait le père comme un notable. Effectivement c’est lui que les occupants allemands avaient désigné comme responsable du village. L’un des fils s’est fait prêtre, le village avait fêté son ordination et j’y étais. Il est entré à la Trappe. Alors silence.
Le petit vieillard s ‘appelait Geismar. Il y avait aussi des Heimendinger, et d’autres noms difficiles à prononcer, surtout en français. Dans les étés géorgiques de l’aprés guerre la chaleur continentale de la plaine du Rhin fait suffoquer les munster que le voisin va chercher dans la montagne et fait vieillir dans sa cave (où l’on se réfugiait pendant les combats).En passant il a fait le plein de vin blanc dans le vignoble tout proche. Les soirs on enfile les feuilles de tabac, chez Schmitt, chez Heitzler, chez Haberkorn (chez qui le père se prénomme Virgile) et on chante la Lorelei. On médit de la famille nombreuse des Fleith, que le père nourrit du salaire fabuleux des démineurs, il s’en passe des choses dans cette maison. Mais rien, jamais de ceux qui n’habitent plus le village, qu’on a côtoyé si longtemps.Ils ne sont plus là.
Aujourd’hui il n’y a plus d’arrêt de bus. Tout le monde a une voiture, les jeunes vont travailler à Colmar. Une grosse usine allemande de roulements à billes, Timken, s’y est installée. On a démoli la maison Geismar, cela fait une belle place et on voit mieux l’église."
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Et cet autre texte, où elle détaille par le menu la longue liste de ses oncles et tantes côté Helmer. Tiens tiens : j'ai deux ancêtres prénommé Eugène, mon deuxième prénom. Mon grand-père paternel, et mon arrière-grand-père maternel...
ESCHBACH 1909-1929, par Marlène-Madeleine Helmer-Martinet
"Du mariage d’Eugène Helmer, veuf d’une première épouse morte en couches, né en 1877, et de Philomène Kempf, née en 1886, orpheline de mère, qu’on devait être bien content de caser, du côté de la belle-mère, sont nés onze enfants en 20 ans, dont dix ont vécu. J’en ai connu neuf, aimé certains et j’ai toujours reçu de cette fratrie l’impression, sans doute idéalisée, d’un nid de chaleur et de gaieté que le Foyer du Fonctionnaire à Strasbourg,où mes parents se sont confortablement installés en 1938, tout près de la vieille ville, des lycées et de l’Université, ne m’a jamais donné.
La maison située au milieu du village-rue, au nord de Haguenau et de sa « Sainte Forêt » avait jusque dans les années 30 l’allure traditionnelle d’une ferme modeste, avec deux chambres à l’étage sous la pente du toit.Le rez de chaussée comportait les deux pièces de base : grande stube, ou séjour, et petite, avec l’alcôve des parents, en plus de la cuisine.Mais la structure carrée entourait une grande cour avec grange, écurie, étables, soue à cochon, hangars et cuisine d’été, avec son alambic. Colombages et balustrades de bois, cela va de soi, et le jardin derrière la grange, s’étendant jusqu’au chemin « de derrière ». Tout ceci portait un nom, un nom de cour, rappelant qu’un jour lointain un Helmer avait épousé une Knab, et cette maison, au sens noble du terme, perdurait dans la nomination de ses habitants : s’Knawe.J’étais donc s’Knawe Lenel, fille de Victor. Mais revenons à la fratrie, telle que je me la remémore.
Alphonse premier fils, naît en 1909. C’est un blond, presque roux,de teint clair et de tempérament joyeux. Comme il était grand et robuste, et que l’école ne lui chantait guère, mon grand’père avisé pensa en faire un boucher, métier voué à la prospérité dans nos campagnes. Il fut donc placé en apprentissage, mais au premier abattage le grand gaillard est tombé dans les pommes ! Non ce n’était pas le bon choix, et très vite il trouva sa voie dans l ‘électricité, et la compagnie des mines de Pechelbronn l’embaucha et lui permit de faire une carrière plus qu’honorable, fort bien rémunérée, sans quitter le pays. Il épousa une jeune fille d’un village voisin et vécut avec ses trois enfants à Walbourg,où il acquit, dans les années 50 une belle villa d’avant guerre,en gardant des habitudes rurales et en jugeant sévèrement mes parents, tous deux employés, qui partaient en vacances, à l’hôtel, tous les ans.Ils firent ensemble un voyage historique, dans les années soixante, à l’occasion de la communion du cousin Georges, fils de Léonie, à La Baule .Mon père conduisait l’Aronde et les étapes , avec les repas, firent l’objet de conversations pendant les décennies suivantes.Il y eut surtout celle de Bourgogne, à Meuilley près de Beaune où Alphonse s’était trouvé pendant la drôle de guerre.Il en avait gardé un souvenir ému, et fut assez dépité de revoir le bistrot du village. Mais les meilleurs souvenirs que j’ai de lui sont les soirées qu’il venait parfois passer au 82. J’aimais aller là-bas, j’y étais bien et ne m’ennuyais jamais, tant l’animation était constante et variée. C’est là dans la cuisine que des voisins et parents venaient jouer aux cartes, et c’était un spectacle dont je ne fatiguais pas, alors que je n’aime pas jouer. L’oncle Alphonse était le spécialiste des coups tordus, il adorait tricher, mais pour se dénoncer tout de suite avec un grand rire contagieux qui secouait sa grande carcasse. Il y avait un courant de plaisanteries et de mises en boîte dont je ne comprenais que la musique, et cela me plaisait. Avec mon père c’était l’évocation de leurs farces et bêtises communes qui les a fait rire plus de 80 ans. La tante Dinel (Ernestine) avait le rire moins facile, tout juste un sourire coincé, et un peu de moustache ; sa mère, donc la belle mère d’Alphonse, est morte, peut-être chez eux, vers 1965, peu avant ou après ma grand’mère maternelle, qui passait les hivers chez nous, et Alphonse, d’un ton goguenard, s’adressant à mon père : « on ne s’en est pas mal tirés… »
Je parlerai peu ici de Victor, mon père, né en 1910. Une photo d’époque le représente en robe, avec son aîné, devant la maison. Ils ont dû être d’emblée différents, mon père blond aux yeux gris, mais se sont assez entendus pour acheter ensemble, jeunes célibataires gagnant leur vie, une moto très photogénique.Il a manifesté très jeune son indifférence pour la vie rurale, et son père, toujours avisé, a décidé de faire l’effort de l’envoyer en pension, chez les pères maristes de Matzenheim :on pouvait en faire un curé, ou un maître d’école.Mais il nous a peu raconté de cette expérience, l’essentiel était tout de même resté à Eschbach. Muni du brevet primaire supérieur (baccalauréat du pauvre, dixit),il revint à Haguenau et choisit une formation de comptable pour gagner sa vie plus vite. C’est au début des années 30 , après une bonne récolte de houblon, qu’on décida de remplacer la vieille maison par une construction plus importante, d’allure quasi-citadine, avec un perron et un couloir carrelé pour l’entrée du dimanche, et, à l’arrière, donnant sur le cellier et les greniers à blé, une autre entrée dans la cuisine, pour les jours de travail.Pour financer ça,on fit appel aux deux aînés qui payaient une pension, et dont les sœurs faisaient les poches. Mais Victor rêvait à la grande ville, aimait dessiner, sur une photo on le voit sur une chaise longue, dans la cour ! Il part donc pour Strasbourg avec un travail, modeste, dépendant du ministère des finances. Il découvre les cafés-concerts de la Place Kléber, les galeries d’art, le dimanche il fait des randonnées dans les Vosges, à pied et à bicyclette, avec son ami René, de Mertzwiller qui est entré aux Postes, et c’est de cette façon qu’il rencontre ma mère, jeune postière en Alsace du Sud. Leur vie sera délibérement citadine.
Troisième garçon et n°4, c’est Joseph, brun d’allure fière mais très sociable.Il joue de la trompette dans la fanfare et a, lui aussi, un rire tonitruant. Sans atteindre les responsabilités d’Alphonse, il sera lui aussi électricien à Pechelbronn, épousera une fille du bas du village, Georgette, et s’installera sur les terres de la belle famille où il fera construire une maison moderne.Avec sa belle mère, sa femme et deux filles il sera si bien entouré que le lien avec la maison mère se distendra peu à peu.Leur maison devient un concentré de confort et de vertus ménagères où on ose à peine se poser. Mais au moment fatidique du partage, quand Paul, le petit dernier, qui reprend la ferme (qu’il ne quittera pas un jour de sa vie durant) se trouve forcément privilégié dans l’héritage, les deux aînés marqueront leur désapprobation.Leur dédommagement est dérisoire et ils se souviennent d’avoir contribué à la construction de la maison avec leurs premiers salaires.Il y a alors un froid, mon père (ne parlons pas de ma mère) ne vient plus au 82, et je suis bien privée.Avec ma sœur nous faisons à ce moment un séjour chez Joseph où nous sommes invitées gentiment.C’est là que se produit l’orage le plus violent que j’ai vécu : panique, prière en commun avec la vieille Nannel(une des plus jolies vieilles que j’ai pu voir, qui se plaignait, à 90 ans, d’avoir quelques cheveux blancs) … Joseph a aussi une spécialité appréciée des enfants : un baragoin effrené à se tordre de rire, mais Georgette n’aime pas du tout et fait les gros yeux, elle qui a déjà une façon de parler plaintive quoi qu’il arrive.Joseph régne sur un très beau potager et s’offrira une folie dans sa vie : une voiture de sport, qui n’ira jamais bien loin.Ses filles, par contre, travaillant toutes les deux à Haguenau et restant célibataires, chez Papa et Maman, seront les premières voyageuses enragées de ma connaissance, intarissables sur la qualité des hôtels de par le monde.
Je n’ai aucun souvenir de Marius, né en 1920. Lui m’a vue bébé, avant d’être appelé dans l’armée allemande alors qu’il a déjà séjourné à la prison de Schimeck pour avoir participé à un réseau de passeurs, fait prisonnier comme mon père, et puis rien, disparu. C’est un beau jeune homme souriant,aux cheveux bruns ondulés, il a une formation de comptable ,il joue de la mandoline, tout le monde l’aime. Grand’mère l’attendra jusqu’au bout, puisqu’il y aura des retours de prisonniers bien après 45.Je me souviens qu’on avait fait venir un sourcier, pour une histoire d’eau sous l’écurie, qui pouvait perturber les chevaux, et on lui avait demandé de mettre sa baguette sur la photo de Marius. Qu’a-t-il pu dire ? Ma cousine Jacqueline, l’aînée d’Alphonse, née en 1938, avait des lettres de lui, et lui vouait un culte. Sa photo était dans toutes les maisons et la génération d’après parle de lui .
Paul, dernier né, avait 15 ans à ma naissance, et les circonstances interdisant au frère de Maman qui était désigné parrain de venir à mon baptême, en 1943, c’est lui qui a rempli ces fonctions. Mais ça ne suffit pas à expliquer l’attachement particulier que j’ai pour lui, partagé d’ailleurs par d’autres cousines. Comme j’avais un peu d’anémie, vers 5 ans, on m’a envoyée séjourner chez mes grands parents, je n’étais pas encore à l’école obligatoire ; et de cette période j’ai une série de jolis souvenirs où mon jeune oncle, il avait moins de 20 ans, a un rôle presqu’aussi important que celui de ma grand’mère. Il me fabriquait de petits bonshommes avec des glands, il faisait des rodéos dans la cour, en menant à l’abreuvoir le cheval le plus fougueux, et avec Annelise, de deux ans plus âgée que moi, on se réfugiait terrorisées et ravies en haut des marches du perron. Il était beau, à la James Dean, malgré un œil perdu à cause d’une mine dans l’immédiate après guerre, aimait raconter des histoires où la grande forêt jouait toujours son rôle, avec les cerfs et les sangliers, avait l’humour maison qui dénotait la bonne dose d’esprit critique. Mais sa scolarité bien bousculée par la guerre et sa place désignée comme repreneur de la ferme l’ont limité à son village, d’où il ne s’est jamais éloigné, et où il a bien vécu. Son mariage fut des plus traditionnels, avec une héritière d’une famille de gros propriétaires un peu déchus, qui avait trois sœurs : ni l’un ni l’autre n’ont mis en discussion les arrangements des parents, Rose était un peu plus âgée que Paul, et s’installa sans discuter au 82, avec une belle mère qui n’avait rien de tyrannique, et une sœur aînée, vestale restée célibataire au foyer. Ils ont été heureux, travaillant beaucoup dans une maison qui attirait toujours voisinage et parenté pour de bonnes veillées . C’était avant la télévision. Leur mariage, en 1951, fut un monument à la civilisation rurale de cette Alsace du Nord, qui n’a guère connu de misère. La très belle ferme de la belle famille et ses dépendances étaient décorées, les invités et les plats innombrables. Les quatre sœurs chantaient fort joliment en chœur, et en allemand et il y avait un animateur qui présentait les membres de deux familles en une sorte de revue gentiment satirique. Mon père fut raillé, j’en suis encore fière, parce qu’il passait l’aspirateur, il est vrai que ma mère était sans doute seule à travailler dans l’assemblée : ils représentaient une avant garde, encore mal perçue. J’avais huit ans et ce mariage est l’un des rares dont je conserve un bon souvenir, ce monde ancien était cohérent, riche de divertissements, sans l’ombre d’un complexe par rapport à la ville, et je n’en subissais aucune contrainte. Mais revenons à Paul, cultivateur qui s’adapte aux évolutions, fait du tabac ou du houblon, se met aux pommes golden en verger normalisé et traité, travaille l’hiver comme bûcheron dans la forêt ancestrale, a deux filles, puis un fils dont la naissance doit être la dernière, mais surprise, arrivent des jumeaux en 1968, qui réjouissent la maisonnée. Une vie paisible, une activité sédentaire dans une atmosphère toujours chaleureuse ;Mais cela finit mal à cause de problèmes de rétine, comme pour mon père ; les opérations échouent et Paul, aveugle, ne bouge plus guère de la maison, de la chaise, et va devenir obèse.Il meurt à 74 ans.
Cinq garçons, cinq filles.Du côté garçons 11 enfants, du côté filles 9, le féminin règne par 13 à 6. Mais pourquoi les fils ont ils tous commencé par deux filles, avant d’avoir enfin un garçon (voir Alphonse et Paul) ?
Pour commencer , l’aînée des filles, Georgette, est un modèle de vieille fille, vestale du foyer qu’elle n’a jamais quitté, sauf pour une brève saison au service d’une grosse famille du vignoble. Elle n’a jamais été jolie, mais travailleuse , elle apprend le métier de couturière chez un tailleur pour hommes au village chez qui elle a travaillé plusieurs années. C’est elle qui gérait les lessives de la maisonnée, avant les machines, avec force lessiveuses et buées dans le local approprié.Il paraît qu’elle avait eu une « fréquentation », mais jamais il n’a été introduit au 82.Plus tard il y eu encore une demande, de la part d’un vieux garçon irréprochable, beau frère de Joseph, mais elle déclina l’offre se voyant réellement indispensable à la bonne marche du foyer, et même vouée à protéger sa mère, dont ne sait quoi.Elle devint la mémoire de tous, se déplaçant de maison en maison pour coudre et raccommoder. Elle venait à Strasbourg tous les hivers, changeait les cols de chemise de mon père, nous faisait des pyjamas et des tabliers et s’intéressait à tout ce qui bougeait. Ma grand’mère maternelle , qui passait les hivers au chaud à Strasbourg était une bonne interlocutrice, mais quand elle eut son attaque fatale, dans notre cuisine, Georgette se trouva bien malchanceuse d’être présente ! Comme toutes les couturières elle était curieuse et bavarde, mais sans méchanceté.Les enfants de Paul l’ont toujours considérée comme une seconde maman, elle avait sa place. Quand j’allais à Eschbach je dormais avec elle, dans son lit de jeune fille au dessus duquel il y avait une grande gravure pieuse de sainte Philomène, que j’aimais beaucoup. Mais dans la pièce d’à côté, l’ancienne chambre des fille, il y avait son mobilier à elle, chambre à coucher complète en chêne massif, qui attendait on ne sait quoi, et qui servait en cas d’affluence. Gardienne de l’album des plus vieilles photographies, elle savait tout sur tous et s’employait à le communiquer, elle allait jusqu’au village voisin sur son vélo et cultivait de mystérieux cousinages. Elle a vécu 94 ans.
Maria, Tante Sœur, est un autre cas de célibat, avec l’habit religieux à grande cornette, vers lequel elle s’est dirigée tranquillement, sans y être poussée . Mais peu de familles du village n’ont pas un prêtre ou une religieuse, ou les deux.Elle est partie comme fille de salle , avant de choisir l’ordre de La Charité, et le nom de Soeur Jean Bosco.Toute sa vie s’est passée à Obernai, où elle a exercé au service de radiologie, formée comme infirmière et proche collaboratrice du grand médecin et maire de la commune, le Docteur Gilmann. Elle est devenue responsable de la petite communauté hospitalière . Avec ses traits réguliers, son sourire paisible elle exercait une autorité sans faille . Quand la congrégation a voulu l’envoyer diriger une autre communauté, à Erstein, il y eu rébellion et démarches du maire, et elle ne quitta jamais Obernai, même à l’âge de la retraite où il n’y avait plus rien à diriger, plus de bonnes sœurs, mais une confortable maison de repos où elle tenait toujours sa place, avec des ateliers qui nous fournissaient napperons et tabliers brodés pour trois générations. On ne sortait jamais de là sans cadeaux divers, douceurs, etc.Elle venait à Eschbach régulièrement, et brièvement, en avait des visites mais sa vie était à Obernai, qu’elle ne quitta que dans l’inconscience de la sénilité pour la maison-mère de la Toussaint, à Strasbourg, où elle fut choyée plusieurs années avant de mourir à 97 ans.Parmi neveux et nièces, elle a tout vu, des naissances hors mariage, des divorces, et jamais elle n’a condamné ni jugé. Malgré sa dévotion aux papes quels qu’ils soient elle savait être humaine. A l’automne 1961, alors que je me préparais à entrer en Hypokhagne, on nous a appelé d’Eschbach pour nous annoncer que Grand’mère, jamais malade, était hospitalisée à Haguenau. Nous sommes allés chercher Tante Sœur à Obernai, et avons trouvée une quasi mourante à l’hôpital : le choc a été terrible pour moi, et c’est en compagnie de Tante Sœur que j’ai pleuré toute les larmes de mon corps, de Haguenau à l’église de Marienthal, où nous sommes allés, prier sans doute. Cette perte-là, que j’ai anticipée, a été mon premier deuil, et Tante Sœur en a été témoin participant.
Avec les deux suivantes je n’ai pas partagé grand chose. Bernadette, née en 1919, devait être joyeuse et frivole. Grand’mère avait bien du mal à l’empêcher de se maquiller . Elle s’est mariée toute jeune avec un garçon d’un village voisin, qui travaillait à Pechelbronn et a eu un fils, qui a immédiatement suscité l’inquiétude . Chétif et handicapé sans que j’en sache plus , il a toutefois vécu , le mari fut un des premiers recrutés par les allemands et n’est pas revenu de la guerre. Bernadette a été atteinte de la sclérose en plaque dans les années 50 , et mère et fils ont vécu dans un petit appartement au centre du village, sans soucis matériels grâce aux bons systèmes de protection de Pechelbronn, et à l’entourage familial . C’est Jeanne, la plus jeune, qui était la plus proche et Agnés, sa fille était souvent chez sa tante, qui lui a, entre autres, appris à faire la sance béchamel : j’y étais et on a bien ri.Elle est restée assez gaie, et frivole, faisant des achats inutiles par correspondance, se déplaçant aisément avec son fauteuil roulant, mais sans guère de sorties.Je la revois bien maigre, encore coquette, mais ne se lamentant jamais .C’est Bernard, son fils, qui est mort en premier, elle en 1968.
Léonie, du nom du pape alsacien, dut elle aussi être une jeune fille frivole, enviant la vie libre des deux frères aînés . Elle put s’échapper de là grâce à mes parents, et à la naissance de ma sœur en 1938 : au lieu de chercher une employée, comme le faisait bon nombre de petits fonctionnaires travaillant tous les deux, ils firent venir Loly à Strasbourg, et c’est elle qui fit la nounou. La drôle de guerre lui fit faire la rencontre d’un joyeux soldat parisien, André Quinquet, qu’elle se dépêcha d’épouser à la libération, sans trop réfléchir ; je ne sais ce que la famille en a pensé, ce que ses parents ont ressenti, s’ils ont émis des doutes…La voilà partie « à l’intérieur », et pas du tout à Paris, mais à Pornichet prés de La Baule, où le titi exerçait le modeste métier de chauffeur dans une entreprise de transport.En plus, sa mère était divorcée ! Ils sont logés au dernier étage, c’est à dire sous les toits d’une orgueilleuse maison patronale, et elle se trouve bien vite aux prises avec trois marmots : le choc a dû être rude, l’a-t-elle écrit à Eschbach ? Il y a heureusement une forte solidarité avec une autre famille ouvrière aux nombreux enfants, mais sa vie n’a rien eu de facile, une quatrième grossesse et un mari dont la gaîté était souvent due à la bouteille . Nous sommes allés là-bas en 1949, premières vacances après la guerre, premières photos de plage et pêche aux coques. Par la suite Loly devient puissante dame patronnesse et catéchiste, ses enfants, surtout les trois premiers qui se gaussent du petit dernier chouchou, ont tendance à faire bloc cruellement contre le père qui se courbe de plus en plus, et à idéaliser la famille alsacienne où les deux filles passent de longues vacances, idolâtrant Parrain Paul et horrifiant grand’mère en se promenant en short.J’ai passé quelques jours à La Baule en 1963 (et j’y ai reçu la bonne nouvelle des IPES),et n’ai guère apprécié l’humour féroce pratiqué dans la famille aux dépens du père.Quant à la dame patronnesse, des années plus tard, par de tristes confidences faites par l’époux à mon mari, je n’ai jamais pu avoir de sympathie envers elle, et elle s’en plaignait à ma sœur, qui lui a toujours gardé une affection d’enfance.
Jeanne, cadette des filles, était bien la plus jolie, brune aux yeux clairs, le visage aux traits réguliers, à l’expression douce, un peu comme Tante Sœur en plus charnel.Elle s’est amourachée dés l’école du village du plus mauvais garnement, d’une famille tout à fait respectable, elle a quitté la maison où elle pouvait vivre de ses talents de couturière, pour entrer comme aide-soignante dans l’hôpital de Strasbourg, avant d’épouser son vaurien et de le suivre dans le Nord, où il était censé travailler, lui aussi, comme chauffeur. J’entends encore les sévères condamnations de Grand ‘Père, qui avait raison. Chômage, alcoolisme ont été les seules activités de celui qu’on appelait ironiquement « l’oncle ». Et c’est Jeanne, avec sa machine à coudre, en élevant quatre enfants, qui a fait face.Ils sont revenus au pays, ont pu faire bâtir une petite maison dans la cour des parents Kempf et jamais je n’ai entendu Jeanne, ma marraine, se plaindre de sa vie.Elle a tout assumé, et la mort de son mari n’a pas mis fin aux difficultés, deux au moins de ses enfants ont eu des parcours bien tortueux, le fils aîné mort jeune, du même mal que son père.Elle est la dernière, à 90 ans, lourde et pleine de douleurs, elle ne bouge plus de la petite maison où vit aussi sa fille Agnés.
Sur les 9 survivants il y en a donc 6 dont la vie ne s’est guère éloignée du village, une seule a quitté l’Alsace, mais il y a eu relativement peu de réunions familiales, à part les grands évènements comme les noces d’or des grands parents. J’ai le souvenir des vastes tables de repas de la Toussaint, avec le pot au feu géant et son raifort, et bien sûr des jours de Flammekueche, qui se perpétuent dans la génération de mes cousins locaux."
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Aujourd'hui il ne nous reste plus que Dominique, l'un des jumeaux de Paul, mais ça tombe bien, Dieu merci, Gott sei dank, c'est lui qui sait le mieux faire la Flammekueche dans le four à pain de la ferme.
ESCHBACH 1909-1929, par Marlène-Madeleine Helmer-Martinet
"Du mariage d’Eugène Helmer, veuf d’une première épouse morte en couches, né en 1877, et de Philomène Kempf, née en 1886, orpheline de mère, qu’on devait être bien content de caser, du côté de la belle-mère, sont nés onze enfants en 20 ans, dont dix ont vécu. J’en ai connu neuf, aimé certains et j’ai toujours reçu de cette fratrie l’impression, sans doute idéalisée, d’un nid de chaleur et de gaieté que le Foyer du Fonctionnaire à Strasbourg,où mes parents se sont confortablement installés en 1938, tout près de la vieille ville, des lycées et de l’Université, ne m’a jamais donné.
La maison située au milieu du village-rue, au nord de Haguenau et de sa « Sainte Forêt » avait jusque dans les années 30 l’allure traditionnelle d’une ferme modeste, avec deux chambres à l’étage sous la pente du toit.Le rez de chaussée comportait les deux pièces de base : grande stube, ou séjour, et petite, avec l’alcôve des parents, en plus de la cuisine.Mais la structure carrée entourait une grande cour avec grange, écurie, étables, soue à cochon, hangars et cuisine d’été, avec son alambic. Colombages et balustrades de bois, cela va de soi, et le jardin derrière la grange, s’étendant jusqu’au chemin « de derrière ». Tout ceci portait un nom, un nom de cour, rappelant qu’un jour lointain un Helmer avait épousé une Knab, et cette maison, au sens noble du terme, perdurait dans la nomination de ses habitants : s’Knawe.J’étais donc s’Knawe Lenel, fille de Victor. Mais revenons à la fratrie, telle que je me la remémore.
Alphonse premier fils, naît en 1909. C’est un blond, presque roux,de teint clair et de tempérament joyeux. Comme il était grand et robuste, et que l’école ne lui chantait guère, mon grand’père avisé pensa en faire un boucher, métier voué à la prospérité dans nos campagnes. Il fut donc placé en apprentissage, mais au premier abattage le grand gaillard est tombé dans les pommes ! Non ce n’était pas le bon choix, et très vite il trouva sa voie dans l ‘électricité, et la compagnie des mines de Pechelbronn l’embaucha et lui permit de faire une carrière plus qu’honorable, fort bien rémunérée, sans quitter le pays. Il épousa une jeune fille d’un village voisin et vécut avec ses trois enfants à Walbourg,où il acquit, dans les années 50 une belle villa d’avant guerre,en gardant des habitudes rurales et en jugeant sévèrement mes parents, tous deux employés, qui partaient en vacances, à l’hôtel, tous les ans.Ils firent ensemble un voyage historique, dans les années soixante, à l’occasion de la communion du cousin Georges, fils de Léonie, à La Baule .Mon père conduisait l’Aronde et les étapes , avec les repas, firent l’objet de conversations pendant les décennies suivantes.Il y eut surtout celle de Bourgogne, à Meuilley près de Beaune où Alphonse s’était trouvé pendant la drôle de guerre.Il en avait gardé un souvenir ému, et fut assez dépité de revoir le bistrot du village. Mais les meilleurs souvenirs que j’ai de lui sont les soirées qu’il venait parfois passer au 82. J’aimais aller là-bas, j’y étais bien et ne m’ennuyais jamais, tant l’animation était constante et variée. C’est là dans la cuisine que des voisins et parents venaient jouer aux cartes, et c’était un spectacle dont je ne fatiguais pas, alors que je n’aime pas jouer. L’oncle Alphonse était le spécialiste des coups tordus, il adorait tricher, mais pour se dénoncer tout de suite avec un grand rire contagieux qui secouait sa grande carcasse. Il y avait un courant de plaisanteries et de mises en boîte dont je ne comprenais que la musique, et cela me plaisait. Avec mon père c’était l’évocation de leurs farces et bêtises communes qui les a fait rire plus de 80 ans. La tante Dinel (Ernestine) avait le rire moins facile, tout juste un sourire coincé, et un peu de moustache ; sa mère, donc la belle mère d’Alphonse, est morte, peut-être chez eux, vers 1965, peu avant ou après ma grand’mère maternelle, qui passait les hivers chez nous, et Alphonse, d’un ton goguenard, s’adressant à mon père : « on ne s’en est pas mal tirés… »
Je parlerai peu ici de Victor, mon père, né en 1910. Une photo d’époque le représente en robe, avec son aîné, devant la maison. Ils ont dû être d’emblée différents, mon père blond aux yeux gris, mais se sont assez entendus pour acheter ensemble, jeunes célibataires gagnant leur vie, une moto très photogénique.Il a manifesté très jeune son indifférence pour la vie rurale, et son père, toujours avisé, a décidé de faire l’effort de l’envoyer en pension, chez les pères maristes de Matzenheim :on pouvait en faire un curé, ou un maître d’école.Mais il nous a peu raconté de cette expérience, l’essentiel était tout de même resté à Eschbach. Muni du brevet primaire supérieur (baccalauréat du pauvre, dixit),il revint à Haguenau et choisit une formation de comptable pour gagner sa vie plus vite. C’est au début des années 30 , après une bonne récolte de houblon, qu’on décida de remplacer la vieille maison par une construction plus importante, d’allure quasi-citadine, avec un perron et un couloir carrelé pour l’entrée du dimanche, et, à l’arrière, donnant sur le cellier et les greniers à blé, une autre entrée dans la cuisine, pour les jours de travail.Pour financer ça,on fit appel aux deux aînés qui payaient une pension, et dont les sœurs faisaient les poches. Mais Victor rêvait à la grande ville, aimait dessiner, sur une photo on le voit sur une chaise longue, dans la cour ! Il part donc pour Strasbourg avec un travail, modeste, dépendant du ministère des finances. Il découvre les cafés-concerts de la Place Kléber, les galeries d’art, le dimanche il fait des randonnées dans les Vosges, à pied et à bicyclette, avec son ami René, de Mertzwiller qui est entré aux Postes, et c’est de cette façon qu’il rencontre ma mère, jeune postière en Alsace du Sud. Leur vie sera délibérement citadine.
Troisième garçon et n°4, c’est Joseph, brun d’allure fière mais très sociable.Il joue de la trompette dans la fanfare et a, lui aussi, un rire tonitruant. Sans atteindre les responsabilités d’Alphonse, il sera lui aussi électricien à Pechelbronn, épousera une fille du bas du village, Georgette, et s’installera sur les terres de la belle famille où il fera construire une maison moderne.Avec sa belle mère, sa femme et deux filles il sera si bien entouré que le lien avec la maison mère se distendra peu à peu.Leur maison devient un concentré de confort et de vertus ménagères où on ose à peine se poser. Mais au moment fatidique du partage, quand Paul, le petit dernier, qui reprend la ferme (qu’il ne quittera pas un jour de sa vie durant) se trouve forcément privilégié dans l’héritage, les deux aînés marqueront leur désapprobation.Leur dédommagement est dérisoire et ils se souviennent d’avoir contribué à la construction de la maison avec leurs premiers salaires.Il y a alors un froid, mon père (ne parlons pas de ma mère) ne vient plus au 82, et je suis bien privée.Avec ma sœur nous faisons à ce moment un séjour chez Joseph où nous sommes invitées gentiment.C’est là que se produit l’orage le plus violent que j’ai vécu : panique, prière en commun avec la vieille Nannel(une des plus jolies vieilles que j’ai pu voir, qui se plaignait, à 90 ans, d’avoir quelques cheveux blancs) … Joseph a aussi une spécialité appréciée des enfants : un baragoin effrené à se tordre de rire, mais Georgette n’aime pas du tout et fait les gros yeux, elle qui a déjà une façon de parler plaintive quoi qu’il arrive.Joseph régne sur un très beau potager et s’offrira une folie dans sa vie : une voiture de sport, qui n’ira jamais bien loin.Ses filles, par contre, travaillant toutes les deux à Haguenau et restant célibataires, chez Papa et Maman, seront les premières voyageuses enragées de ma connaissance, intarissables sur la qualité des hôtels de par le monde.
Je n’ai aucun souvenir de Marius, né en 1920. Lui m’a vue bébé, avant d’être appelé dans l’armée allemande alors qu’il a déjà séjourné à la prison de Schimeck pour avoir participé à un réseau de passeurs, fait prisonnier comme mon père, et puis rien, disparu. C’est un beau jeune homme souriant,aux cheveux bruns ondulés, il a une formation de comptable ,il joue de la mandoline, tout le monde l’aime. Grand’mère l’attendra jusqu’au bout, puisqu’il y aura des retours de prisonniers bien après 45.Je me souviens qu’on avait fait venir un sourcier, pour une histoire d’eau sous l’écurie, qui pouvait perturber les chevaux, et on lui avait demandé de mettre sa baguette sur la photo de Marius. Qu’a-t-il pu dire ? Ma cousine Jacqueline, l’aînée d’Alphonse, née en 1938, avait des lettres de lui, et lui vouait un culte. Sa photo était dans toutes les maisons et la génération d’après parle de lui .
Paul, dernier né, avait 15 ans à ma naissance, et les circonstances interdisant au frère de Maman qui était désigné parrain de venir à mon baptême, en 1943, c’est lui qui a rempli ces fonctions. Mais ça ne suffit pas à expliquer l’attachement particulier que j’ai pour lui, partagé d’ailleurs par d’autres cousines. Comme j’avais un peu d’anémie, vers 5 ans, on m’a envoyée séjourner chez mes grands parents, je n’étais pas encore à l’école obligatoire ; et de cette période j’ai une série de jolis souvenirs où mon jeune oncle, il avait moins de 20 ans, a un rôle presqu’aussi important que celui de ma grand’mère. Il me fabriquait de petits bonshommes avec des glands, il faisait des rodéos dans la cour, en menant à l’abreuvoir le cheval le plus fougueux, et avec Annelise, de deux ans plus âgée que moi, on se réfugiait terrorisées et ravies en haut des marches du perron. Il était beau, à la James Dean, malgré un œil perdu à cause d’une mine dans l’immédiate après guerre, aimait raconter des histoires où la grande forêt jouait toujours son rôle, avec les cerfs et les sangliers, avait l’humour maison qui dénotait la bonne dose d’esprit critique. Mais sa scolarité bien bousculée par la guerre et sa place désignée comme repreneur de la ferme l’ont limité à son village, d’où il ne s’est jamais éloigné, et où il a bien vécu. Son mariage fut des plus traditionnels, avec une héritière d’une famille de gros propriétaires un peu déchus, qui avait trois sœurs : ni l’un ni l’autre n’ont mis en discussion les arrangements des parents, Rose était un peu plus âgée que Paul, et s’installa sans discuter au 82, avec une belle mère qui n’avait rien de tyrannique, et une sœur aînée, vestale restée célibataire au foyer. Ils ont été heureux, travaillant beaucoup dans une maison qui attirait toujours voisinage et parenté pour de bonnes veillées . C’était avant la télévision. Leur mariage, en 1951, fut un monument à la civilisation rurale de cette Alsace du Nord, qui n’a guère connu de misère. La très belle ferme de la belle famille et ses dépendances étaient décorées, les invités et les plats innombrables. Les quatre sœurs chantaient fort joliment en chœur, et en allemand et il y avait un animateur qui présentait les membres de deux familles en une sorte de revue gentiment satirique. Mon père fut raillé, j’en suis encore fière, parce qu’il passait l’aspirateur, il est vrai que ma mère était sans doute seule à travailler dans l’assemblée : ils représentaient une avant garde, encore mal perçue. J’avais huit ans et ce mariage est l’un des rares dont je conserve un bon souvenir, ce monde ancien était cohérent, riche de divertissements, sans l’ombre d’un complexe par rapport à la ville, et je n’en subissais aucune contrainte. Mais revenons à Paul, cultivateur qui s’adapte aux évolutions, fait du tabac ou du houblon, se met aux pommes golden en verger normalisé et traité, travaille l’hiver comme bûcheron dans la forêt ancestrale, a deux filles, puis un fils dont la naissance doit être la dernière, mais surprise, arrivent des jumeaux en 1968, qui réjouissent la maisonnée. Une vie paisible, une activité sédentaire dans une atmosphère toujours chaleureuse ;Mais cela finit mal à cause de problèmes de rétine, comme pour mon père ; les opérations échouent et Paul, aveugle, ne bouge plus guère de la maison, de la chaise, et va devenir obèse.Il meurt à 74 ans.
Cinq garçons, cinq filles.Du côté garçons 11 enfants, du côté filles 9, le féminin règne par 13 à 6. Mais pourquoi les fils ont ils tous commencé par deux filles, avant d’avoir enfin un garçon (voir Alphonse et Paul) ?
Pour commencer , l’aînée des filles, Georgette, est un modèle de vieille fille, vestale du foyer qu’elle n’a jamais quitté, sauf pour une brève saison au service d’une grosse famille du vignoble. Elle n’a jamais été jolie, mais travailleuse , elle apprend le métier de couturière chez un tailleur pour hommes au village chez qui elle a travaillé plusieurs années. C’est elle qui gérait les lessives de la maisonnée, avant les machines, avec force lessiveuses et buées dans le local approprié.Il paraît qu’elle avait eu une « fréquentation », mais jamais il n’a été introduit au 82.Plus tard il y eu encore une demande, de la part d’un vieux garçon irréprochable, beau frère de Joseph, mais elle déclina l’offre se voyant réellement indispensable à la bonne marche du foyer, et même vouée à protéger sa mère, dont ne sait quoi.Elle devint la mémoire de tous, se déplaçant de maison en maison pour coudre et raccommoder. Elle venait à Strasbourg tous les hivers, changeait les cols de chemise de mon père, nous faisait des pyjamas et des tabliers et s’intéressait à tout ce qui bougeait. Ma grand’mère maternelle , qui passait les hivers au chaud à Strasbourg était une bonne interlocutrice, mais quand elle eut son attaque fatale, dans notre cuisine, Georgette se trouva bien malchanceuse d’être présente ! Comme toutes les couturières elle était curieuse et bavarde, mais sans méchanceté.Les enfants de Paul l’ont toujours considérée comme une seconde maman, elle avait sa place. Quand j’allais à Eschbach je dormais avec elle, dans son lit de jeune fille au dessus duquel il y avait une grande gravure pieuse de sainte Philomène, que j’aimais beaucoup. Mais dans la pièce d’à côté, l’ancienne chambre des fille, il y avait son mobilier à elle, chambre à coucher complète en chêne massif, qui attendait on ne sait quoi, et qui servait en cas d’affluence. Gardienne de l’album des plus vieilles photographies, elle savait tout sur tous et s’employait à le communiquer, elle allait jusqu’au village voisin sur son vélo et cultivait de mystérieux cousinages. Elle a vécu 94 ans.
Maria, Tante Sœur, est un autre cas de célibat, avec l’habit religieux à grande cornette, vers lequel elle s’est dirigée tranquillement, sans y être poussée . Mais peu de familles du village n’ont pas un prêtre ou une religieuse, ou les deux.Elle est partie comme fille de salle , avant de choisir l’ordre de La Charité, et le nom de Soeur Jean Bosco.Toute sa vie s’est passée à Obernai, où elle a exercé au service de radiologie, formée comme infirmière et proche collaboratrice du grand médecin et maire de la commune, le Docteur Gilmann. Elle est devenue responsable de la petite communauté hospitalière . Avec ses traits réguliers, son sourire paisible elle exercait une autorité sans faille . Quand la congrégation a voulu l’envoyer diriger une autre communauté, à Erstein, il y eu rébellion et démarches du maire, et elle ne quitta jamais Obernai, même à l’âge de la retraite où il n’y avait plus rien à diriger, plus de bonnes sœurs, mais une confortable maison de repos où elle tenait toujours sa place, avec des ateliers qui nous fournissaient napperons et tabliers brodés pour trois générations. On ne sortait jamais de là sans cadeaux divers, douceurs, etc.Elle venait à Eschbach régulièrement, et brièvement, en avait des visites mais sa vie était à Obernai, qu’elle ne quitta que dans l’inconscience de la sénilité pour la maison-mère de la Toussaint, à Strasbourg, où elle fut choyée plusieurs années avant de mourir à 97 ans.Parmi neveux et nièces, elle a tout vu, des naissances hors mariage, des divorces, et jamais elle n’a condamné ni jugé. Malgré sa dévotion aux papes quels qu’ils soient elle savait être humaine. A l’automne 1961, alors que je me préparais à entrer en Hypokhagne, on nous a appelé d’Eschbach pour nous annoncer que Grand’mère, jamais malade, était hospitalisée à Haguenau. Nous sommes allés chercher Tante Sœur à Obernai, et avons trouvée une quasi mourante à l’hôpital : le choc a été terrible pour moi, et c’est en compagnie de Tante Sœur que j’ai pleuré toute les larmes de mon corps, de Haguenau à l’église de Marienthal, où nous sommes allés, prier sans doute. Cette perte-là, que j’ai anticipée, a été mon premier deuil, et Tante Sœur en a été témoin participant.
Avec les deux suivantes je n’ai pas partagé grand chose. Bernadette, née en 1919, devait être joyeuse et frivole. Grand’mère avait bien du mal à l’empêcher de se maquiller . Elle s’est mariée toute jeune avec un garçon d’un village voisin, qui travaillait à Pechelbronn et a eu un fils, qui a immédiatement suscité l’inquiétude . Chétif et handicapé sans que j’en sache plus , il a toutefois vécu , le mari fut un des premiers recrutés par les allemands et n’est pas revenu de la guerre. Bernadette a été atteinte de la sclérose en plaque dans les années 50 , et mère et fils ont vécu dans un petit appartement au centre du village, sans soucis matériels grâce aux bons systèmes de protection de Pechelbronn, et à l’entourage familial . C’est Jeanne, la plus jeune, qui était la plus proche et Agnés, sa fille était souvent chez sa tante, qui lui a, entre autres, appris à faire la sance béchamel : j’y étais et on a bien ri.Elle est restée assez gaie, et frivole, faisant des achats inutiles par correspondance, se déplaçant aisément avec son fauteuil roulant, mais sans guère de sorties.Je la revois bien maigre, encore coquette, mais ne se lamentant jamais .C’est Bernard, son fils, qui est mort en premier, elle en 1968.
Léonie, du nom du pape alsacien, dut elle aussi être une jeune fille frivole, enviant la vie libre des deux frères aînés . Elle put s’échapper de là grâce à mes parents, et à la naissance de ma sœur en 1938 : au lieu de chercher une employée, comme le faisait bon nombre de petits fonctionnaires travaillant tous les deux, ils firent venir Loly à Strasbourg, et c’est elle qui fit la nounou. La drôle de guerre lui fit faire la rencontre d’un joyeux soldat parisien, André Quinquet, qu’elle se dépêcha d’épouser à la libération, sans trop réfléchir ; je ne sais ce que la famille en a pensé, ce que ses parents ont ressenti, s’ils ont émis des doutes…La voilà partie « à l’intérieur », et pas du tout à Paris, mais à Pornichet prés de La Baule, où le titi exerçait le modeste métier de chauffeur dans une entreprise de transport.En plus, sa mère était divorcée ! Ils sont logés au dernier étage, c’est à dire sous les toits d’une orgueilleuse maison patronale, et elle se trouve bien vite aux prises avec trois marmots : le choc a dû être rude, l’a-t-elle écrit à Eschbach ? Il y a heureusement une forte solidarité avec une autre famille ouvrière aux nombreux enfants, mais sa vie n’a rien eu de facile, une quatrième grossesse et un mari dont la gaîté était souvent due à la bouteille . Nous sommes allés là-bas en 1949, premières vacances après la guerre, premières photos de plage et pêche aux coques. Par la suite Loly devient puissante dame patronnesse et catéchiste, ses enfants, surtout les trois premiers qui se gaussent du petit dernier chouchou, ont tendance à faire bloc cruellement contre le père qui se courbe de plus en plus, et à idéaliser la famille alsacienne où les deux filles passent de longues vacances, idolâtrant Parrain Paul et horrifiant grand’mère en se promenant en short.J’ai passé quelques jours à La Baule en 1963 (et j’y ai reçu la bonne nouvelle des IPES),et n’ai guère apprécié l’humour féroce pratiqué dans la famille aux dépens du père.Quant à la dame patronnesse, des années plus tard, par de tristes confidences faites par l’époux à mon mari, je n’ai jamais pu avoir de sympathie envers elle, et elle s’en plaignait à ma sœur, qui lui a toujours gardé une affection d’enfance.
Jeanne, cadette des filles, était bien la plus jolie, brune aux yeux clairs, le visage aux traits réguliers, à l’expression douce, un peu comme Tante Sœur en plus charnel.Elle s’est amourachée dés l’école du village du plus mauvais garnement, d’une famille tout à fait respectable, elle a quitté la maison où elle pouvait vivre de ses talents de couturière, pour entrer comme aide-soignante dans l’hôpital de Strasbourg, avant d’épouser son vaurien et de le suivre dans le Nord, où il était censé travailler, lui aussi, comme chauffeur. J’entends encore les sévères condamnations de Grand ‘Père, qui avait raison. Chômage, alcoolisme ont été les seules activités de celui qu’on appelait ironiquement « l’oncle ». Et c’est Jeanne, avec sa machine à coudre, en élevant quatre enfants, qui a fait face.Ils sont revenus au pays, ont pu faire bâtir une petite maison dans la cour des parents Kempf et jamais je n’ai entendu Jeanne, ma marraine, se plaindre de sa vie.Elle a tout assumé, et la mort de son mari n’a pas mis fin aux difficultés, deux au moins de ses enfants ont eu des parcours bien tortueux, le fils aîné mort jeune, du même mal que son père.Elle est la dernière, à 90 ans, lourde et pleine de douleurs, elle ne bouge plus de la petite maison où vit aussi sa fille Agnés.
Sur les 9 survivants il y en a donc 6 dont la vie ne s’est guère éloignée du village, une seule a quitté l’Alsace, mais il y a eu relativement peu de réunions familiales, à part les grands évènements comme les noces d’or des grands parents. J’ai le souvenir des vastes tables de repas de la Toussaint, avec le pot au feu géant et son raifort, et bien sûr des jours de Flammekueche, qui se perpétuent dans la génération de mes cousins locaux."
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Aujourd'hui il ne nous reste plus que Dominique, l'un des jumeaux de Paul, mais ça tombe bien, Dieu merci, Gott sei dank, c'est lui qui sait le mieux faire la Flammekueche dans le four à pain de la ferme.
Notre vie alsacienne se déroulait en deux temps, Noël à Strasbourg, et l'été au Schillig, une maison de campagne que les grand-parents avaient achetée vers la fin des années 50. C'était un havre de paix, genre Heidi, niché en pleine forêt vosgienne, au dessus du village de Thannenkirsch. Après le village la route grimpait à flanc de montagne, en direction du Haut-Koenigsbourg, et dans un virage on tournait à gauche dans une allée forestière, chemin tapissé d'aiguilles de pins amortissant le bruit des roues, j'ouvrais la fenêtre pour sentir l'odeur des sapins. Ce chemin était long, bien trois ou quatre kilomètres, puis on le quittait pour un plus petit chemin sur la gauche, herbes au milieu, quelques centaines de mètres avant d'apercevoir la maison, discrète, face au village, et au loin, par delà la vallée, on apercevait parfois le Mont Blanc.
Le petit chemin du Schillig.
L'appartement de Strasbourg était le nid de Noël. Petit je l'aimais bien, l'ascenseur en bois et sa porte grillagée, la cuisine et ses odeurs, les toilettes comme en Allemagne, faites pour observer son oeuvre. En grandissant il devint trop petit, je ne pouvais plus rentrer dans la cachette, et la surcharge de bibelots et les chants de Noël me donnaient la nausée. Mes grands-parents obtinrent ce logement HLM à la fin des années 30, ils y passèrent donc plus de 60 ans de leur vie. C'est par cette porte qu'il était parti pour les pays baltes, c'est par cette porte qu'il en est finalement revenu, ma mère alors âgée de trois ou quatre ans ne le reconnut même pas, il lui fallu la ré-amadouer...
Vers la fin, un AVC doublé d'un Alzheimer avaient eu raison de Grand-Maman, qui léguma jusqu'à la fin. Grand-Papa, lui, resta beau, élégant et drôle, chaque jour, à son habitude. Il eut le temps de tenir ses deux arrières petits-fils sur ses genoux.
Mon frère eut la riche idée de le filmer dans le jardin de la résidence médicalisée, en inquisiteur bienveillant, tentant de l'accoucher encore de quelques détails fugaces, que Victor lâche par bribes, il faut tendre l'oreille...
Mon frère eut la riche idée de le filmer dans le jardin de la résidence médicalisée, en inquisiteur bienveillant, tentant de l'accoucher encore de quelques détails fugaces, que Victor lâche par bribes, il faut tendre l'oreille...
Ah oui, détail : Grand-Papa était aveugle. Une des conséquences de son emprisonnement chez les Russes. Dans les années qui suivirent son retour, sa vue déclina, jusqu'à presque tout à fait disparaître. Il voyait encore des masses sombres. Je garde sa canne blanche pliable, précieusement. J'adorais me promener avec lui, dans Strasbourg rue de Genève, ou dans le Parc de l'Orangerie. Une des dernières promenades, je le tenais par le coude, petites inflexions à gauche ou à droite pour signifier un obstacle. Là, il se dirige résolument vers un banc, je tente de le dévier vers la gauche, mais il continue de piquer jusqu'à 50cm du banc, puis il fait un écart pour l'éviter. Je lui dis : "Tu as l'air de drôlement bien le connaître, ce banc !" Il me répond : "Oh oui ! Et lui aussi il me connaît bien !"
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Maman incarne la douceur, l'unique ilot de câlins dans mon enfance, qui sinon en aurait gravement manqué, l'autre source étant notre chienne teckel Jacinthe... Voilà pourquoi j'étais toujours fourré dans ses jupes. Pas très câlins les Martinet, ni les Helmer d'ailleurs, les deux grands-mères ne l'étaient pas, Grand-Papa oui.
"Dans les yeux de ma mère" (Arno) ! Quand je suis malade, elle n'a pas l'air d'un suppositoire, mais d'un bon grog.
Je me souviens d'un matin, j'étais peut-être en CP ou en CE1, nous nous préparions à partir à l'école dans la Mini rouge qu'elle conduisait comme une balle sur la petite route bosselée, mais en sortant de la maison Maman pleurait. Elle venait d'apprendre à la radio (France Inter, déjà, toujours, encore...) la mort d'un musicien qu'elle adorait. Alors face à ses pleurs je lui demandai si elle le connaissait, si elle l'avait rencontré. Je ne comprenais pas que l'on puisse pleurer pour quelqu'un qu'on ne connaissait pas, or c'était bien le cas, et cela m'a marqué, qu'elle se sente si proche d'un inconnu. C'était John Lennon. Une autre fois je la vis pleurer, et je pensai tout de suite à Grand-Papa, mais non, c'était le chat Gaspard qui s'était fait écraser. Finalement quand son père mourut je ne la vis pas pleurer.
Après la mort de Papa, Laurent faisant ses études à Paris, je restai seul avec Maman, dans un très grand appartement. Nous avons vendu la maison d'Urzy, encore une maison perdue, mais elle c'était LA maison, comme il y a THE chemin. Pourtant, encore une fois, la décision ne fut pas longue à prendre. J'étais en seconde, dans deux ans je partirai, et il était inimaginable de laisser Maman vivre toute seule dans cette grande maison, avec ce grand terrain qui demandait un entretien permanent. Et puis c'eut été comme vivre dans un musée. Elle choisit de louer un immense appartement dans Nevers, rue Adam Billault. Tous ceux qui y sont passés s'en souviennent, ça avait de la gueule, un couloir de 20 mètres, 9 fenêtres donnant sur la Loire.
Je fis de mon mieux pour alléger son quotidien, j'étais sage, bon élève, pas de folie, jamais en retard. Plus jamais en retard. Le bac, le concours réussi à Grenoble, mais en même temps, cet été 1990 de mes 18 ans, une rencontre, des espèces de fiançailles laïques, et une séparation dure avec ma mère. J'ai été comme adopté par ma belle-famille, à qui je servais d'alibi pour colmater pas mal de brèches, et je délaissai ma mère, me détournant d'elle. Elle en a beaucoup souffert, encore aujourd'hui, je ne m'en été pas bien rendu compte. Je crois que c'est ce qu'on appelle la coupure du cordon, mais là elle fut violente, sanglante. Peux-être que je pensais inconsciemment qu'il fallait une telle violence pour parvenir à me détacher d'elle, dont j'étais si proche enfant, quasi-fusionnel, et dont la mort de Papa, cette nuit d'insomnie à jamais partagée, m'avait encore rapproché ?
Je crois maintenant que j'avais un Oedipe assez fort avec ma mère, elle était vraiment ma confidente intégrale pendant toute l'enfance, elle connaissait tous mes secrets, et elle était bien ma seule source de chaleur physique, de douceur, avec ses bonnes odeurs de corps et de cuisine. Déjà petit je m'étais dit que j'aimerai des femmes brunes, sentant que la blondeur resterait dévolue à Maman. Conscient de cet Oedipe, je n'ai pas trouvé mieux que de littéralement le détruire, l'écrabouiller, j'avais l'image d'une tronçonneuse déchiquetant un cordon ombilical.
Je quittai la scène de crime pour Grenoble et pour une fiancée en étude à Clermont. Grenoble-Clermont-Grenoble en mini rouge les week-end, l'hiver avec la neige, ça c'était de la conduite !
Ces fiançailles ne durèrent qu'un an, et je n'eus plus d'histoires sérieuses, en tout cas longues, avant des années.
Entre-temps ma mère s'installait dans un veuvage au long cours, définitif, elle continua courageusement sa carrière de professeur de français jusqu'à la retraite, bien seule mais bien entourée. Et puis douze ans plus tard, miracle de la vie, la retraite arrive avec une rencontre, et une nouvelle vie, entre la Nièvre et l'Italie, la même année qui la vit devenir grand-mère par mon entremise, l'an 2000.
Belle rencontre, belle histoire, de surprise et de coïncidence. 1989, Laurent mon frère part trois semaines en voyage linguistique en Angleterre. Camp international, il rencontre un italien, Luca, ils deviennent très amis. Au point que Luca l'invite à Rome l'été suivant. Mon frère me propose de l'accompagner, l'invitation vaut pour nous deux. Trois semaines à Rome, l'été de mes 17 ans, un an après la mort de Papa, ce souvenir restera à jamais immensément doux à mon coeur... Nous plongeons en immersion dans la bande d'ami(e)s de Luca et de sa soeur Antonia, pour qui mon frère aura un béguin tenace et douloureux plusieurs années, les sorties à moto dans le centre-ville, sur le siège passager de Luca, les affiches fascistes déchirées, on se fait courser par une bande en voiture, et on trouve refuge dans une banque... Toute l'ambiance du "Journal Intime" de Nanni Moretti. Nous faisons la connaissance de ses parents, Nazzareno et Renata. Ils nous accueillent avec une chaleur, une gentillesse et une attention familiale qui nous fait chaud au coeur. Laurent noue rapidement une relation profonde avec Nazzareno, faite de littérature, de politique, de philosophie et de cinéma. Il apprend rapidement l'italien, et fera de nombreux séjours pendant plusieurs années. Luca viendra en France, à Urzy avant que nous ne vendions la maison, puis à Nevers rue Adam Billault, et même à Grenoble dans mon appartement d'étudiant. Puis Nazzareno et Renata invitent Maman à Rome (à moins que ce ne soit elle qui les invite la première à Nevers ?), et ces trois là deviennent très amis. Ils se voient au moins une fois par an, font des voyages ensemble à la découverte de la France et de l'Italie. Renata tombe ensuite malade, elle fut emportée en un an ou deux à peine. J'eus alors une de ces intuitions dont j'ai le secret, à intervalles irréguliers, parfois il se passe longtemps sans que j'en ai une, mais là elle fut particulièrement claire et fulgurante, et je sentis immédiatement qu'elle était vraie. Je les avais vu tellement proche tous les trois, leur amitié avait franchie si vite les étapes et les stades jusqu'à l'intime, ils étaient devenus si présents dans sa vie depuis ces quelques années, que je m'en étais ouvert à mon frère, ne pouvant pas garder cette intuition pour moi seul, elle était trop puissante, trop envahissante et trop belle ! Nazzareno et Maman vont se mettre ensemble. Laurent n'y crut pas un seul instant, me disant que je délirais. Quelques mois plus tard, j'allais annoncer officiellement à Maman qu'Elise était enceinte lorsqu'elle m'appela la première : "J'ai quelque chose à te dire". "Moi aussi".
Depuis ce jour Maman et Laurent croient à mes intuitions.
Mais nous avons toujours autant de mal à nous serrer dans les bras.
"Dans les yeux de ma mère" (Arno) ! Quand je suis malade, elle n'a pas l'air d'un suppositoire, mais d'un bon grog.
Je me souviens d'un matin, j'étais peut-être en CP ou en CE1, nous nous préparions à partir à l'école dans la Mini rouge qu'elle conduisait comme une balle sur la petite route bosselée, mais en sortant de la maison Maman pleurait. Elle venait d'apprendre à la radio (France Inter, déjà, toujours, encore...) la mort d'un musicien qu'elle adorait. Alors face à ses pleurs je lui demandai si elle le connaissait, si elle l'avait rencontré. Je ne comprenais pas que l'on puisse pleurer pour quelqu'un qu'on ne connaissait pas, or c'était bien le cas, et cela m'a marqué, qu'elle se sente si proche d'un inconnu. C'était John Lennon. Une autre fois je la vis pleurer, et je pensai tout de suite à Grand-Papa, mais non, c'était le chat Gaspard qui s'était fait écraser. Finalement quand son père mourut je ne la vis pas pleurer.
Après la mort de Papa, Laurent faisant ses études à Paris, je restai seul avec Maman, dans un très grand appartement. Nous avons vendu la maison d'Urzy, encore une maison perdue, mais elle c'était LA maison, comme il y a THE chemin. Pourtant, encore une fois, la décision ne fut pas longue à prendre. J'étais en seconde, dans deux ans je partirai, et il était inimaginable de laisser Maman vivre toute seule dans cette grande maison, avec ce grand terrain qui demandait un entretien permanent. Et puis c'eut été comme vivre dans un musée. Elle choisit de louer un immense appartement dans Nevers, rue Adam Billault. Tous ceux qui y sont passés s'en souviennent, ça avait de la gueule, un couloir de 20 mètres, 9 fenêtres donnant sur la Loire.
Je fis de mon mieux pour alléger son quotidien, j'étais sage, bon élève, pas de folie, jamais en retard. Plus jamais en retard. Le bac, le concours réussi à Grenoble, mais en même temps, cet été 1990 de mes 18 ans, une rencontre, des espèces de fiançailles laïques, et une séparation dure avec ma mère. J'ai été comme adopté par ma belle-famille, à qui je servais d'alibi pour colmater pas mal de brèches, et je délaissai ma mère, me détournant d'elle. Elle en a beaucoup souffert, encore aujourd'hui, je ne m'en été pas bien rendu compte. Je crois que c'est ce qu'on appelle la coupure du cordon, mais là elle fut violente, sanglante. Peux-être que je pensais inconsciemment qu'il fallait une telle violence pour parvenir à me détacher d'elle, dont j'étais si proche enfant, quasi-fusionnel, et dont la mort de Papa, cette nuit d'insomnie à jamais partagée, m'avait encore rapproché ?
Je crois maintenant que j'avais un Oedipe assez fort avec ma mère, elle était vraiment ma confidente intégrale pendant toute l'enfance, elle connaissait tous mes secrets, et elle était bien ma seule source de chaleur physique, de douceur, avec ses bonnes odeurs de corps et de cuisine. Déjà petit je m'étais dit que j'aimerai des femmes brunes, sentant que la blondeur resterait dévolue à Maman. Conscient de cet Oedipe, je n'ai pas trouvé mieux que de littéralement le détruire, l'écrabouiller, j'avais l'image d'une tronçonneuse déchiquetant un cordon ombilical.
Je quittai la scène de crime pour Grenoble et pour une fiancée en étude à Clermont. Grenoble-Clermont-Grenoble en mini rouge les week-end, l'hiver avec la neige, ça c'était de la conduite !
Ces fiançailles ne durèrent qu'un an, et je n'eus plus d'histoires sérieuses, en tout cas longues, avant des années.
Entre-temps ma mère s'installait dans un veuvage au long cours, définitif, elle continua courageusement sa carrière de professeur de français jusqu'à la retraite, bien seule mais bien entourée. Et puis douze ans plus tard, miracle de la vie, la retraite arrive avec une rencontre, et une nouvelle vie, entre la Nièvre et l'Italie, la même année qui la vit devenir grand-mère par mon entremise, l'an 2000.
Belle rencontre, belle histoire, de surprise et de coïncidence. 1989, Laurent mon frère part trois semaines en voyage linguistique en Angleterre. Camp international, il rencontre un italien, Luca, ils deviennent très amis. Au point que Luca l'invite à Rome l'été suivant. Mon frère me propose de l'accompagner, l'invitation vaut pour nous deux. Trois semaines à Rome, l'été de mes 17 ans, un an après la mort de Papa, ce souvenir restera à jamais immensément doux à mon coeur... Nous plongeons en immersion dans la bande d'ami(e)s de Luca et de sa soeur Antonia, pour qui mon frère aura un béguin tenace et douloureux plusieurs années, les sorties à moto dans le centre-ville, sur le siège passager de Luca, les affiches fascistes déchirées, on se fait courser par une bande en voiture, et on trouve refuge dans une banque... Toute l'ambiance du "Journal Intime" de Nanni Moretti. Nous faisons la connaissance de ses parents, Nazzareno et Renata. Ils nous accueillent avec une chaleur, une gentillesse et une attention familiale qui nous fait chaud au coeur. Laurent noue rapidement une relation profonde avec Nazzareno, faite de littérature, de politique, de philosophie et de cinéma. Il apprend rapidement l'italien, et fera de nombreux séjours pendant plusieurs années. Luca viendra en France, à Urzy avant que nous ne vendions la maison, puis à Nevers rue Adam Billault, et même à Grenoble dans mon appartement d'étudiant. Puis Nazzareno et Renata invitent Maman à Rome (à moins que ce ne soit elle qui les invite la première à Nevers ?), et ces trois là deviennent très amis. Ils se voient au moins une fois par an, font des voyages ensemble à la découverte de la France et de l'Italie. Renata tombe ensuite malade, elle fut emportée en un an ou deux à peine. J'eus alors une de ces intuitions dont j'ai le secret, à intervalles irréguliers, parfois il se passe longtemps sans que j'en ai une, mais là elle fut particulièrement claire et fulgurante, et je sentis immédiatement qu'elle était vraie. Je les avais vu tellement proche tous les trois, leur amitié avait franchie si vite les étapes et les stades jusqu'à l'intime, ils étaient devenus si présents dans sa vie depuis ces quelques années, que je m'en étais ouvert à mon frère, ne pouvant pas garder cette intuition pour moi seul, elle était trop puissante, trop envahissante et trop belle ! Nazzareno et Maman vont se mettre ensemble. Laurent n'y crut pas un seul instant, me disant que je délirais. Quelques mois plus tard, j'allais annoncer officiellement à Maman qu'Elise était enceinte lorsqu'elle m'appela la première : "J'ai quelque chose à te dire". "Moi aussi".
Depuis ce jour Maman et Laurent croient à mes intuitions.
Mais nous avons toujours autant de mal à nous serrer dans les bras.
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En français dans le texte, début 90's, par Madeleine Martinet
"Croisement d’identité Nord Sud au sein d’une province déjà ambiguë dans son histoire. Citadine aux grands parents ruraux, promotion sociale, arrachement voulu par les parents accédants à la vie de bureau, la salle de bain le chauffage central et les vacances à l’hôtel. Catholicisme conformiste, marqué du puritanisme protestant qui règne en Alsace, mais désireux surtout de réussite sociale, de signes extérieurs. C’est pourquoi il n’était pas question de percer les oreilles, coutume primitive. Cinq années de guerre doublement traumatisantes, avec une Libération qui a paradoxalement produit du refoulement pour trois générations. Dans les années cinquante, chez ma grand’mère maternelle près de Colmar, on me faisait dire, pour plaisanter« grumbeere, comme en Alsace du Nord », alors qu’on mangeait là des « Hardepfle », équivalent parfait des pommes de terre gauloises. Comment pouvais-je m’enraciner ? sur quelles terres ? Dans les deux villages, où on m’accueillait très gentiment, j’étais la strasbourgeoise, avec un balcon au sixième étage et des pots de géraniums, loin des vergers . Alors j’ai cherché ma terre ailleurs, j’ai pris pied au pays des livres, dans la langue apprise à l’école.
On m’a conçue au milieu de la guerre, une folie, au milieu d’une province à la double identité, et mes vacances, au bord de la forêt de Haguenau dans la famille de mon père, ou dans le Ried chez ma grand’mère maternelle née badoise. Les accents étaient très importants, les dialectes différents et j’étais toujours celle qui vient d’ailleurs, balle de ping pong pour d’éternelles plaisanteries.
Parler sa propre langue, nommer les choses comme on les vit, faire entendre aux autres les échos de sa pensée, qui font qu’un regard, après certains mots, certains noms, prolonge la conversation en un silence commun et permet de se retrouver, un moment après, sur un autre mot , même longueur d’onde. Que la parole soit aussi pleine qu’un poème, qu’elle s’invente chaque jour. Se libérer des jargons langues de bois truismes, se méfier des joliesses et mots d’esprit. Dire à chaque instant ce que l’on est, lesté de ce que livres et expériences nous ont apporté, accepter certains vides, et les ressassements qui peu à peu font surgir à la conscience claire une nouvelle phase du vivant, comme un accouchement renouvelé.
La parole comme constante analyse, les autres qui nous écoutent constants accoucheurs de nous mêmes, si nous les respectons et si nous sommes aussi capables de les écouter, eux."
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Etre de quelque part - 18 Avril 1994 Woerth 18h 30
"Merci à France Culture de m’avoir fait entendre hier, alors que j’approchais de Strasbourg par la voie express, après Colmar, la voix de Claude Vigée qui m’a accueillie dans mon pays. Je ne suis pas juive, je n’ai pas comme lui 80 ans, mais les circonstances de ce voyage font que les quelques souvenirs qu’il a évoqués- paniers de houblon et repas de fêtes- sont justement ceux que je viens très consciemment revisiter, revivifier.
Le paysage qu’on a à l’arrêt du car, sur la route de Woerth, en rase campagne à un km de l’alignement des maisons d’Eschbach, découvre l’amorce des Vosges du nord, lignes douces et boisées, ponctuée de quelques villages à clochers pointus . Est-ce un vrai souvenir ? Le char à banc du grand’père nous amenant là, pour repartir à Strasbourg, avec des banquettes en moleskine et Paul, le jeune oncle, tenant les rênes. Cahots.Ce qui est plus sûr , et plus banal, C’est qu’une tante ou une cousine venait simplement nous escorter avec sa bicyclette. Des bagages ? je ne me souviens ni de sac ni de valise, le séjour nr dépassait jamais deux ou trois jours. Un jour, dans mon adolescence, je suis descendue du car sans que l’on vienne me chercher, et en compagnie de deux ou trois femmes montées sans doute à Haguenau, que je ne connaissais pas. Elles, si. L’une d’elles m’a demandé sans trop d’aménité si je n’étais pas « von’s Knawe ».Eh si … « ha, im Victor’s sins » (la fille de Victor de la maison Knab, fief des Helmer, là-bas les fermes ont toujours le nom d’un tout premier propriétaire). Et de conclure, satisfaite, qu’elle l’avait bien vu, « noch .de Art » ( à l’allure).
Quel mot magnifique ! Quel cadeau ! Donc mon apparence physique, ma démarche, mon regard étaient pour elle signes d’appartenance, d’identité ; J’ai immédiatement pensé que l’espèce de fierté que cela m’avait communiqué était à la fois stupide et vitale, que le lignage dont elle me savait issue remplissait de cousins- cousines une bonne dizaine de maisons du village. Cette inconnue m’avait nommée là, dans ce beau paysage ouvert, où la grande forêt de la plaine devient étendue ondulante de champs, des verts et des bruns, avec des rangées d’arbres, qui montait doucement vers le bleu des montagnes. Une sorte de nomination fondatrice, de baptême, de légitimation, c’est ce que j’ai ressenti. Sans doute aussi parce que j’étais toujours attendue et bien reçue dans la maison-mère : la vie familiale y avait une animation, une gaîté et une affection que la vie quotidienne de la rue de Genève me dérobait, par ses routines.La vie citadine, confortable et conformiste, l’espace impeccablement cloisonné et ordonné de l’appartement m’ont sans doute donné pour la vie le goût des maisons, des recoins, des greniers, des hangars. Deux ou trois jours dans cette maison, cette grande cour carrée entourée de bâtiments , avec le jardin derrière la grange et la bonne odeur des vaches dans l’étable, c’était une cure !"
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Romain Gary, Albert Cohen, oui, à fond, vous avez raison. La mère est la première de toutes les femmes, l'origine du monde, ma mère est l'origine de mon monde, Madeleine est mon Eve, elle reste pour moi le goût, la saveur et la gardienne de mon enfance.
Tous droits réservés (enfin j'espère).
En français dans le texte, début 90's, par Madeleine Martinet
"Croisement d’identité Nord Sud au sein d’une province déjà ambiguë dans son histoire. Citadine aux grands parents ruraux, promotion sociale, arrachement voulu par les parents accédants à la vie de bureau, la salle de bain le chauffage central et les vacances à l’hôtel. Catholicisme conformiste, marqué du puritanisme protestant qui règne en Alsace, mais désireux surtout de réussite sociale, de signes extérieurs. C’est pourquoi il n’était pas question de percer les oreilles, coutume primitive. Cinq années de guerre doublement traumatisantes, avec une Libération qui a paradoxalement produit du refoulement pour trois générations. Dans les années cinquante, chez ma grand’mère maternelle près de Colmar, on me faisait dire, pour plaisanter« grumbeere, comme en Alsace du Nord », alors qu’on mangeait là des « Hardepfle », équivalent parfait des pommes de terre gauloises. Comment pouvais-je m’enraciner ? sur quelles terres ? Dans les deux villages, où on m’accueillait très gentiment, j’étais la strasbourgeoise, avec un balcon au sixième étage et des pots de géraniums, loin des vergers . Alors j’ai cherché ma terre ailleurs, j’ai pris pied au pays des livres, dans la langue apprise à l’école.
On m’a conçue au milieu de la guerre, une folie, au milieu d’une province à la double identité, et mes vacances, au bord de la forêt de Haguenau dans la famille de mon père, ou dans le Ried chez ma grand’mère maternelle née badoise. Les accents étaient très importants, les dialectes différents et j’étais toujours celle qui vient d’ailleurs, balle de ping pong pour d’éternelles plaisanteries.
Parler sa propre langue, nommer les choses comme on les vit, faire entendre aux autres les échos de sa pensée, qui font qu’un regard, après certains mots, certains noms, prolonge la conversation en un silence commun et permet de se retrouver, un moment après, sur un autre mot , même longueur d’onde. Que la parole soit aussi pleine qu’un poème, qu’elle s’invente chaque jour. Se libérer des jargons langues de bois truismes, se méfier des joliesses et mots d’esprit. Dire à chaque instant ce que l’on est, lesté de ce que livres et expériences nous ont apporté, accepter certains vides, et les ressassements qui peu à peu font surgir à la conscience claire une nouvelle phase du vivant, comme un accouchement renouvelé.
La parole comme constante analyse, les autres qui nous écoutent constants accoucheurs de nous mêmes, si nous les respectons et si nous sommes aussi capables de les écouter, eux."
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Etre de quelque part - 18 Avril 1994 Woerth 18h 30
"Merci à France Culture de m’avoir fait entendre hier, alors que j’approchais de Strasbourg par la voie express, après Colmar, la voix de Claude Vigée qui m’a accueillie dans mon pays. Je ne suis pas juive, je n’ai pas comme lui 80 ans, mais les circonstances de ce voyage font que les quelques souvenirs qu’il a évoqués- paniers de houblon et repas de fêtes- sont justement ceux que je viens très consciemment revisiter, revivifier.
Le paysage qu’on a à l’arrêt du car, sur la route de Woerth, en rase campagne à un km de l’alignement des maisons d’Eschbach, découvre l’amorce des Vosges du nord, lignes douces et boisées, ponctuée de quelques villages à clochers pointus . Est-ce un vrai souvenir ? Le char à banc du grand’père nous amenant là, pour repartir à Strasbourg, avec des banquettes en moleskine et Paul, le jeune oncle, tenant les rênes. Cahots.Ce qui est plus sûr , et plus banal, C’est qu’une tante ou une cousine venait simplement nous escorter avec sa bicyclette. Des bagages ? je ne me souviens ni de sac ni de valise, le séjour nr dépassait jamais deux ou trois jours. Un jour, dans mon adolescence, je suis descendue du car sans que l’on vienne me chercher, et en compagnie de deux ou trois femmes montées sans doute à Haguenau, que je ne connaissais pas. Elles, si. L’une d’elles m’a demandé sans trop d’aménité si je n’étais pas « von’s Knawe ».Eh si … « ha, im Victor’s sins » (la fille de Victor de la maison Knab, fief des Helmer, là-bas les fermes ont toujours le nom d’un tout premier propriétaire). Et de conclure, satisfaite, qu’elle l’avait bien vu, « noch .de Art » ( à l’allure).
Quel mot magnifique ! Quel cadeau ! Donc mon apparence physique, ma démarche, mon regard étaient pour elle signes d’appartenance, d’identité ; J’ai immédiatement pensé que l’espèce de fierté que cela m’avait communiqué était à la fois stupide et vitale, que le lignage dont elle me savait issue remplissait de cousins- cousines une bonne dizaine de maisons du village. Cette inconnue m’avait nommée là, dans ce beau paysage ouvert, où la grande forêt de la plaine devient étendue ondulante de champs, des verts et des bruns, avec des rangées d’arbres, qui montait doucement vers le bleu des montagnes. Une sorte de nomination fondatrice, de baptême, de légitimation, c’est ce que j’ai ressenti. Sans doute aussi parce que j’étais toujours attendue et bien reçue dans la maison-mère : la vie familiale y avait une animation, une gaîté et une affection que la vie quotidienne de la rue de Genève me dérobait, par ses routines.La vie citadine, confortable et conformiste, l’espace impeccablement cloisonné et ordonné de l’appartement m’ont sans doute donné pour la vie le goût des maisons, des recoins, des greniers, des hangars. Deux ou trois jours dans cette maison, cette grande cour carrée entourée de bâtiments , avec le jardin derrière la grange et la bonne odeur des vaches dans l’étable, c’était une cure !"
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Romain Gary, Albert Cohen, oui, à fond, vous avez raison. La mère est la première de toutes les femmes, l'origine du monde, ma mère est l'origine de mon monde, Madeleine est mon Eve, elle reste pour moi le goût, la saveur et la gardienne de mon enfance.
Tous droits réservés (enfin j'espère).